La fabuleuse aventure de l'Arche...
Fondée en 1964, la communauté porte dans 35 pays un message universel en faveur des personnes handicapées mentales.
Au départ, une lettre. Quelques mots d’un disciple de Gandhi envoyés à Jean Vanier en 1969. Il a entendu parler de l’Arche et demande à son fondateur d’intervenir en faveur des personnes handicapées mentales en Inde. « L’Inde, quelle idée ! Jean n’y est jamais allé, ne s’y intéresse pas particulièrement, a mille choses à faire partout ailleurs… », raconte Anne-Sophie Constant dans la biographie qu’elle lui consacre à l’occasion des 50 ans de l’Arche.
La suite est un concours de circonstances. Mira, une Indienne venue s’installer à Trosly-Breuil (60), en Picardie, dans la première communauté fondée par Jean Vanier, doit retourner dans son pays pour s’occuper de son père malade. L’idée d’implanter le mouvement en Inde la taraude. Gabrielle, une Allemande vivant à Montréal (Canada), est prête à l’aider. Une maison et des fonds arrivent providentiellement. Voici comment est née la communauté Asha Niketan, « demeure de l’espérance », à Bangalore. Après celle de Daybreak, à Richmond Hill, au Canada, c’est la deuxième communauté de l’Arche créée à l’étranger. Dans les années 1970, 43 autres suivront, au Japon, au Honduras, en Australie… On compte aujourd’hui 146 communautés réparties dans 35 pays.
Le temps d’essaimer
Comment expliquer cette spectaculaire expansion à partir de l’intuition d’un homme qui, en 1964, s’installe sans avoir planifié la suite dans une petite maison du village de Trosly-Breuil avec Raphaël et Philippe, deux personnes handicapées mentales ? Il y a d’abord la personnalité de Jean Vanier, canadien, fils d’ambassadeur, qui voyage dès son plus jeune âge, avant de devenir marin dans la Royal Navy.
Après avoir fondé l’Arche, il est sollicité pour donner des conférences et animer des retraites dans le monde entier, suscitant sur son passage enthousiasme et vocations. Surtout, l’Arche et sa philosophie répondent à un besoin universel. « La situation des 3 % de la population mondiale qui souffrent d’un handicap mental dans le monde est dramatique, c’est une des minorités les plus maltraitées », rappelle Patrick Fontaine, responsable international de l’association. Médecin, engagé depuis plus de 30 ans, il décrit une situation catastrophique : abus sexuels quasi ritualisés des femmes handicapées dans certains pays du Moyen-Orient, maltraitance et marginalisation dans les plus pauvres, misère affective dans ceux dits « développés ».
Dans les années 1970 et au début des années 1980, ce sont les jeunes « assistants », ceux qui vivent en communauté avec des personnes handicapées, qui sont envoyés dans des pays lointains où une demande a émergé. En 1971, Dawn Barraqué, étudiante en psychologie au Canada, est touchée par une conférence donnée par Jean Vanier. Comme beaucoup de jeunes, elle débarque à Trosly-Breuil. Elle vient d’avoir 20 ans et pense y passer un an. « Depuis, je n’ai jamais vraiment quitté l’Arche ! », s’exclame celle qui est aujourd’hui responsable des ressources humaines à la communauté d’Aigrefoin, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse (78). Elle suit de près la fondation de la communauté en Inde et souhaite la rejoindre. « Jean m’a dit : “Tu peux partir, mais je te vois mieux en Afrique !” » À l’époque, l’association n’est pas présente sur ce continent. Qu’à cela ne tienne, le fondateur, qui sent qu’elle doit s’y implanter, fait le tour de ses contacts pour sonder les besoins.
Une leçon de fidélité
Dawn Barraqué, qui n’a même pas 23 ans, est envoyée avec deux autres jeunes en Côte d’Ivoire. Le groupe est accueilli chez des religieuses. « J’avais demandé à Jean : “Qu’est-ce que je fais concrètement après le premier petit-déjeuner ?, raconte-t-elle. En fait, il ne pouvait pas m’expliquer comment on fondait une communauté. Il m’a dit : “À la grâce de Dieu !” Et c’est ce qui s’est passé. Quand je regarde en arrière, je suis frappée par l’action de la Providence qui nous a permis d’ouvrir cette première communauté africaine. »
Bien sûr, de multiples difficultés apparaissent. Mais, il règne à l’Arche une grande confiance et les jeunes assistants partent enthousiastes, sans vraiment savoir quand ils vont revenir. « Au début, on a reproduit le modèle français », reconnaît Patrick Fontaine. « Nous étions trois étrangers et nous sentions bien que nous dépendions, pour avancer, du moment où des gens du pays nous rejoindraient, poursuit Dawn Barraqué. Ce que nous amenions, nous, c’était l’Arche, mais il fallait être très ouverts pour ne pas plaquer ce que nous connaissions et faire évoluer les choses au plus près du milieu dans lequel nous nous insérions. »
Un traumatisme violent va faire prendre conscience à l’Arche de l’importance de fonder par, et avec, les habitants des pays concernés. En 1985, une maison est ouverte à Béthanie, en Palestine. Elle accueille jusqu’à huit personnes entourées d’assistants, tous étrangers et parlant peu l’arabe. Quand arrive la première Intifada en 1987, puis la guerre du Golfe en 1990, l’ambiance se tend dans le voisinage, et les volontaires étrangers, dont les parents sont très inquiets, doivent quitter le pays en 1991. Les personnes handicapées mentales doivent rentrer chez elles ou retrouver leurs institutions d’origine. « Ça a été très douloureux pour tout le monde, surtout quand on sait que les personnes accueillies à l’Arche y trouvent normalement une place pour la vie », souligne Kathy Baroody, une Américaine à l’origine de la fondation en Palestine.
En 1994, trois ans après la fermeture de la maison de Béthanie, la jeune femme est renvoyée en Palestine pour rendre visite aux anciens membres handicapés et réfléchir à la manière dont l’Arche pourrait être fidèle à cette communauté dispersée. « Je me suis d’abord rendue dans la chambre de Jameel, l’un de ceux qui étaient retournés en institution. Il m’a accueillie comme si je n’étais jamais partie. Rapidement, la pièce s’est remplie d’amis. Personne ne m’a dit : “Où étais-tu ? Tu nous as abandonnés !” Au contraire, ils étaient simplement contents de me voir et de me donner des nouvelles. Ce sont eux qui m’ont transmis une leçon de fidélité ! »
L’approche de l’Arche a beaucoup évolué au fil des ans. La plupart des fondations sont désormais organisées par des autochtones, avec des moyens locaux et à la manière locale. Quitte à ce que le processus prenne plus de temps. « Nous nous inspirons du discernement ignatien, explique Patrick Fontaine. Nous réfléchissons avec ceux qui souhaitent fonder une communauté, à la façon dont ils peuvent “tricoter” la culture de l’Arche, leur propre culture et leur foi. L’idée est de se demander quelle communauté créerait Jean Vanier s’il était coréen en 2014. Sûrement pas exactementde la même manière qu’à Trosly-Breuil en 1964 ! »
L’interreligieux mis en actes..
Avec la question de l’inculturation, se pose dès les premières fondations celle de la différence religieuse. Pour Jean Vanier, l’Arche est une œuvre spirituelle. Mais pas question de la limiter aux seuls chrétiens. Au contraire, « l’Arche veut aider chacun à croître dans sa vie de foi telle qu’il l’a reçue dans sa famille, et à s’insérer dans sa propre Église ou tradition religieuse », écrit-il. L’œcuménisme et l’interreligieux se développent dans les communautés.
En 1971, à Bangalore, dans la maison de l’Arche, Gabrielle prie chaque soir après le repas, à genoux devant une icône. Un soir, Guru Natan, l’un des premiers accueillis, vient placer à côté de l’icône une image du dieu Ganesh et s’assied près de Gabrielle. « Cela s’est répété, soir après soir, l’interreligieux à l’Arche était né ! » explique Patrick Fontaine.
Dans le monde musulman, les choses ne sont pas toujours aussi simples. « À Damas, il est fréquent que telle ou telle personne ne vienne pas dans notre communauté où les assistants sont chrétiens, car l’imam a interdit de s’y rendre », ajoute-t-il. En Palestine, après l’échec de Béthanie, une nouvelle communauté a finalement été fondée à Bethléem en 2008. Ses membres sont chrétiens et musulmans. « Ici, ils sont habitués à vivre les uns avec les autres, souligne Mahera Nassa Ghareeb, responsable de la communauté Ma’an lil-Hayat, "Ensemble pour la vie". Les parents savent que nous n’essayerons pas de convertir leurs enfants et, petit à petit, nous avons trouvé le moyen de nous retrouver. Tous les matins, nous prenons deux minutes de silence, puis nous chantons en arabe pour Dieu. Bien sûr, nous ne prions ensemble ni Jésus ni Mahomet. »
Comment garder intact l’esprit de l’Arche dans ce foisonnement de cultures et de religions ? Qu’est-ce qui relie une communauté située en Lituanie à une autre au Bangladesh ? « Il y a un danger réel de dissoudre l’identité de l’Arche, d’en faire une institution comme une autre », reconnaît Patrick Fontaine. Pourtant, partout dans le monde, il observe l’universel « retournement copernicien » expérimenté par Jean Vanier à Trosly-Breuil : « Il ne s’agit pas de faire du bien à ces personnes (handicapées), mais plutôt de recevoir le don de leur présence et de s’en trouver transformé. »
Au Kenya, ce sont elles qui visitent des prisonniers. À Vancouver, ce sont elles encore qui distribuent chaque semaine des gâteaux secs et du café aux plus démunis dans les files d’attente de la banque alimentaire. Qui, à leur tour, les ont défendues par une pétition lorsque la communauté a été menacée de déménager. Dans le monde entier, l’Arche apporte la démonstration que les personnes handicapées mentales loin d’être un poids, sont au contraire une force pour la société. (source LA VIE).