La nourriture est souvent un des rares plaisirs qui restent quand le grand âge arrive. Déguster un bon plat, boire un verre de vin. Et puis attendre que le temps file. Dans les maisons de retraite, tout tourne ainsi autour des repas, avec la sortie des chambres, les attentes du repas. Certains arrivent très en avance, avec la question : déjeuner à quelle table, avec qui, près de qui ? D’autres préfèrent rester dans leurs chambres. Certains ont besoin d’aide. D’autres ne veulent plus se nourrir et on ne sait pas trop ce que ce geste de refus de l’alimentation veut dire, ou n’ont plus ce réflexe.

Mais en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), les repas piliers de toute journée sont aussi l’objet de toutes les craintes avec les risques d’intoxication alimentaire, mais surtout de fausses routes qui peuvent provoquer des étouffements ou des pneumonies. Au point par exemple qu’on interdit désormais les plats avec des œufs pour éviter qu’une petite écaille ne reste dans la nourriture. «Dans un Ehpad, la nourriture c’est le sujet à emmerdes», nous dit tout de go un ancien responsable d’un grand groupe. «Mais, évalue-t-il, ce qui est arrivé dans cet Ehpad près de Toulouse, avec le décès de cinq résidents apparemment en raison d’une intoxication alimentaire, c’est incroyable. Je n’ai jamais vu cela en vingt ans de travail dans ce milieu.» Il ajoute : «En même temps, c’est un bon repère. Dans le cahier de satisfactions des résidents ou des familles, c’est bien souvent sur les repas qu’il y a le plus de réactions.»

«Cassoulet toulousain»

Comment cela se passait-il donc dans cette résidence de La Chêneraie, située dans un petit bourg près de Toulouse ? Le lieu est récent, ouvert en 2006. C’est un établissement privé, hier propriété du groupe Omega puis racheté en février par le groupe Korian, premier opérateur privé dans ce champ-là en France, au point d’être coté en Bourse depuis près de dix ans. Cet établissement plutôt haut de gamme, d’un coût de près de 3 000 euros mensuels par résident, a une capacité d’accueil de 82 personnes, dont 17 en unité dite protégée (maladies d’Alzheimer et apparentées).

Là comme ailleurs, dans un marché de plus en plus concurrentiel, la prestation nourriture est mise en avant. Sur son site, La Chêneraie s’enorgueillit de «prestations hôtelières haut de gamme» et d’une «cuisine régionale préparée sur place». Mieux encore, le site rapporte cette scène : «Tous pour le cassoulet toulousain ! Le bonheur se lit sur les visages quand il s’agit de faire honneur au plat traditionnel de notre région», à propos d’une sortie récente des résidents, avant que l’établissement ne soit repris par Korian. «Les deux Ehpad de La Chênaie et La Chêneraie se sont retrouvés à l’hostellerie Etienne à Labastide-d’Anjou où l’on sert un des meilleurs cassoulets du coin.»

A La Chêneraie, «les repas sont produits sur place avec nos propres équipes de cuisine», a expliqué la direction. Version réaffirmée mardi : «Nous confirmons que tous les plats servis aux résidents de La Chêneraie sont cuisinés sur place par le chef cuisinier et son équipe, salariés de l’établissement, à partir de denrées livrées par des fournisseurs locaux.» Sur ce thème, le groupe Korian a toujours été intarissable. «Tout est préparé chez nous, avec des ingrédients non transformés, achetés à 70% en France. Nous organisons des concours de chefs et le groupe Gault et Millau a labellisé dix tables», a ainsi déclaré à l’AFP sa directrice générale Sophie Boissard, en septembre. Celle-ci expliquait pouvoir «monter en gamme pour le même budget, à la satisfaction des pensionnaires, en centralisant les achats afin de faire des économies, en supprimant les intermédiaires».

Réglementation stricte

Tel est le discours affiché. En écho, les Ehpad, comme tout établissement proposant un service de restauration collective, sont soumis à une réglementation relativement stricte. Une norme, appelée démarche HACCP (Hazard Analysis Critical Control Point), encadre l’élaboration, la distribution et le conditionnement de la nourriture. Cela se traduit par des consignes à respecter. Exemple : tout ce qui est produit chaud doit être préparé au-delà de 63°C. A l’inverse, pour le froid, les conservations doivent se faire à moins de 3°C. Pour assurer une traçabilité, les Ehpad se doivent de conserver les étiquettes des produits frais préemballés entre deux et huit semaines, ou le numéro de lot des marchandises livrées pour les fruits et légumes. Chaque année, les services sanitaires et vétérinaires de l’Etat sont censés réaliser un contrôle sanitaire desdits établissements. Selon Korian, un contrôle avait été effectué à La Chêneraie mi-février, et les résultats se seraient révélés «conformes».

Alors, qu’a-t-il pu se passer ? D’abord, l’éventuelle intoxication a eu lieu un week-end. Souvent, en fin de semaine, le chef cuisinier prépare les repas la veille puis les congèle. Est-ce le cas ? En outre, cet Ehpad venait tout juste d’être racheté. «Ce sont des moments à risques, où les procédures peuvent bouger», dit un ancien responsable, qui ajoute: «Dans les Ehpad, la qualité de la nourriture peut être aussi très directeur-dépendant. Il y a des directions qui sont très vigilantes, d’autres moins.»

Une enquête a été ouverte, trois plaintes émanant de familles de victimes ont été déposés par ailleurs. Et la ministre Agnès Buzyn s’est rendue sur place ce mardi: «Nous ne comprenons pas exactement ce qu’il s’est passé, donc l’urgence est de comprendre», a-t-elle déclarée. Et depuis ce dimanche soir,  la cuisine est sous scellés. La direction de La Chêneraie a demandé à titre exceptionnel à la société Sodexo de l’approvisionner en plats préparés qui sont réchauffés sur place. Et les repas continuent à être servis à 12 heures et 18h30, «dans une salle de restaurant lumineuse et spacieuse», dixit le site...