La construction de l’identité chez les personnes handicapées est souvent complexe car, d’une part, leur handicap fait écran à cette construction et, d’autre part, toujours à cause de ce handicap, beaucoup d’entre eux n’ont pas été au contact de structures sociales ou d’expériences pourvoyeuses d’identité (école, vie de famille, participation à une vie associative et citoyenne…). De ce fait, le travail pour les ouvriers en Esat et leurs parents est surinvesti.
Les contraintes de travail des moniteurs d’atelier sont réelles : le transfert des connaissances et les difficultés d’apprentissage d’un public présentant des troubles cognitifs, la gestion des temps d’inactivité souvent porteurs d’angoisses pour les ouvriers de l’Esat, les spécificités de beaucoup de ces travailleurs en situation de handicap qui ne respectent pas les codes sociaux d’usage. Ce sont des situations auxquelles les moniteurs doivent faire face alors qu’ils y ont été peu formés. Leur place entre action sociale et activité productrice est difficile à trouver et l’absence de culture professionnelle commune due à la grande diversité de leurs métiers d’origine ne va pas leur faciliter la tâche.
Nous nous appuyons sur le concept de représentations sociales, développé en psychologie sociale par Moscovici. Et plus précisément, nous utiliserons le concept de représentations professionnelles, théorisé par l’équipe Repère du crefi-t : « Les représentations professionnelles, toujours spécifiques à un contexte professionnel, sont des ensembles de cognitions descriptives, prescriptives, évaluatives, portant sur des objets significatifs et utiles à l’activité professionnelle et organisées en un champ structuré présentant une signification globale:
Résultats et analyse des données
11Nous obtenons cinq classes de discours (fig.?1).
12La classe 3 est opposée à toutes les autres sur le facteur 1. C’est la classe qui a le discours le plus homogène, que l’on pourrait nommer « Un travail en Esat qui permet de se projeter dans le futur »
13Ce discours, tenu de manière significative par des femmes, montre que le travail à l’esat est bien repéré et assumé. On remarque un questionnement sur sa place en Esat. L’avenir y est très investi :
14« […] J’aimerais aussi aller livrer les repas […] »
15« […] J’aimerais plus souvent faire de la pâtisserie […] »
16« […] J’aimerais faire un stage dans une ferme […] »
17Cet avenir peut s’envisager dans un autre e
Esat, en milieu ordinaire, mais aussi au sein de la structure.
18Le travail d’équipe, l’ambiance de travail ainsi que le respect des rythmes de chacun que propose l’Esat sont aussi des éléments importants de ces prises de position. Le discours tenu montre une bonne adaptation dans l'ESAT.
Elles s’y sentent bien et ne veulent pas le quitter à n’importe quel prix. Ce lieu protégé n’est pas vécu comme une exclusion, une ghettoïsation, une insularisation (Gardou, 2007), bien que ce soit ce qui est souvent mis en avant par nombre d’éducateurs, de familles, de formateurs en travail social…
19L’utilisation, de façon significative, d’adverbes et de prépositions tels que : ailleurs, auprès, ici, partout, jusque, tant que, à cause, avec, nous dévoile le travail d’élaboration fait par une partie des ouvriers pour comprendre le pourquoi de leur situation particulière dans un Esat, ainsi qu’une projection vers l’avenir.
20La classe 1 tient un discours où le rôle du moniteur d’atelier est central, pas seulement comme un accompagnant dans l’autonomie mais bien comme un profes- sionnel qui transmet un apprentissage. C’est la classe du « moniteur-professionnel qui apprend un savoir-faire, une technique, un métier ».
21« […] Les moniteurs nous aident, ils nous apprennent notre boulot […] »
22« […] Le rôle des moniteurs, c’est de nous distribuer les tâches de travail, de nous apprendre à travailler, de nous faire évoluer dans le travail, de nous apprendre les techniques du métier […] »
23« […] Les moniteurs servent à te guider… dans ton travail, dans ta façon de faire […] »
24Les personnes interrogées demandent une reconnaissance de leurs acquis, de leurs gestes professionnels, de leurs compétences, qui peuvent être valorisés et validés. Nous voyons là l’intérêt pour les usagers de passer des cap professionnels afin de pouvoir être employables ailleurs qu’en Esat et surtout être reconnus. L’usager n’est plus dans une situation de travail, mais il travaille et la différence est fondamentale, elle permet de passer d’un statut d’assisté à un statut d’acteur.
25Ce processus de professionnalisation, réclamé à la fois par les travailleurs handicapés et par le personnel qui les encadre, est désormais possible grâce aux lois de 2002 et 2005. La loi de 2002 considère les Esat comme des centres professionnels où les moniteurs doivent transférer leurs compétences : ils ne sont plus seulement ceux qui « mettent au travail » ceux qui n’ont pas les capacités de travail suffisantes, ils doivent organiser les apprentissages et les « savoir être » professionnels. La loi du 11 février 2005 permet la valorisation des compétences et la vae (Valorisation des acquis et de l’expérience).
26Ainsi, les Esat doivent mettre en œuvre ou favoriser l’accès de leurs travailleurs handicapés à des actions de formation professionnelle. Un compte-rendu annuel sur la mise en œuvre d’actions de formation et la définition d’orientations en faveur des travailleurs handicapés qu’ils accueillent sont négociés avec la ddass. Plusieurs départements, dans le cadre du pdith (Plan départemental pour l’insertion des travailleurs handicapés), ont mis en place des actions de formation conséquentes. Nous pensons notamment au réseau breton, où quarante-sept esat sont inscrits dans un dispositif connu sous l’appellation « Différent et compétent ». Cela a permis la reconnaissance de compétences de plus de huit cents personnes handicapées.
27Les Esat tendent à devenir des organisations apprenantes, cela redéfinit le champ des compétences des moniteurs d’atelier, qui devront se former pour transmettre, repérer, évaluer les aptitudes des travailleurs handicapés, en relation avec les éducateurs spécialisés et techniques de l’Esat qui restent les garants du projet individualisé de chacun.
28La classe 4 est très proche de la classe 1, mais s’en différencie ; en fait, la place du moniteur d’atelier est là aussi centrale dans le discours, mais il ne s’agit plus du moniteur qui apprend un métier ou une technique, mais de celui qui va guider vers une plus grande autonomie, il soutient par le travail. Cette place donnée au moniteur est également souvent celle qui est souhaitée par lui, c’est celle qui est enseignée dans les formations de moniteur d’atelier ou d’éducateur technique. C’est dans ce discours que l’on va trouver toute la légitimité de l’Esat. C’est la classe du « moniteur d’atelier qui soutient l’autonomie et qui accompagne ».
29Le moniteur initie à un savoir être qui peut s’appliquer à beaucoup d’autres situations de la vie de tous les jours : respecter les horaires, les consignes, la hiérarchie institutionnelle, la politesse… Ce sont durant ces temps plus flous, moins définis, qui mettent parfois les moniteurs en difficulté, que les usagers de l’Esat ont une relation très forte avec les moniteurs. Du fait de leur fonction, ils sont perçus à la fois comme référents professionnels mais aussi comme accompagnateurs sociaux. Par rapport à la classe 1, les priorités sont inversées.
30« […] Ils nous disent ce que l’on doit faire, nous aident à faire la cuisine au restaurant ou chez nous pour êtres plus autonomes […] »
31« […] Les moniteurs servent à nous aider, on peut se confier, ils nous soutiennent, ils nous apprennent comment nous tenir. […] »
32« […] Les moniteurs nous apprennent la cuisine, à respecter les règles propres à la structure, à connaître l’hygiène. […] »
33L’esat est ici véritablement vécu comme un lieu d’aide « centré sur un médium collectivement valorisé, le travail ». C’est dans ce cadre que la dimension des actions de soutien prend tout son sens.
34Dans la classe 2, le discours tenu est très revendicatif, il y a une affirmation forte du métier comme rempart faisant obstacle au handicap, c’est aussi là que l’on trouve une représentation professionnelle de métier : « Je suis un cuisinier. » C’est la classe où « le métier permet de revendiquer sa place dans la société ».
35« […] Je suis cuisinier, un vrai cuisinier, c’est mon métier, ça fait vingt ans que je le fais […] » « […] Je dis que je suis cuisinier, que tu sois cuisinier ici ou ailleurs, c’est le même métier […] »
36« […] Je dis que je suis cuisinier dans une maison de retraite […] »
37L’esat est un peu dénié, on évite d’y faire référence. On retrouve là la place du travail comme constructeur d’identité, comme l’ont défini Sainsaulieu et Dubar. Cependant, il existe une souffrance de ne pas être reconnu par les « gens de métier » comme un pair. Il est dit que de travailler en Esat empêche la reconnaissance des « gens de métier ».
38La classe 5 est intéressante car elle est opposée à toutes les autres sur le facteur 2 : ce facteur, nous pourrions le définir comme le fait de trouver un intérêt d’être en esat, et le discours de cette classe montre clairement un refus. À l’inverse de la classe 2 où il y a une élaboration en cours, une adaptation dans le discours pour esquiver la place de l’esat, où la stratégie est plutôt de ne pas en parler, ici la prise de position est très différente car le rejet est palpable. C’est la classe de la « difficile acceptation du regard des autres ».
39« […] Il y a beaucoup de monde qu’on imaginerait plus en cat que nous, il y en a ici qui sont des gens normaux […] »
40« […] Avant je me disais j’ai un handicap, il y a des gens qui ne travaillent pas dans un cat et qui ont un handicap, qui ont des difficultés […] »
41« […] Il y en a qui ont des capacités, comme X par exemple, il a les capacités de travailler en milieu ordinaire, moi aussi j’en serais capable, le problème c’est la rapidité […] »
42Le discours tenu dans cette classe marque la comparaison en permanence avec les travailleurs en milieu ordinaire et c’est source de souffrance. Le personnel encadrant doit pouvoir prendre en compte cette souffrance en essayant de trouver des pistes pour que le lieu de travail ne soit pas vécu comme stigmatisant par l’individu.
43Le facteur 1 oppose la classe 3 à toutes les autres classes 2, 4, 5 mais surtout à la 1. C’est l’axe de la professionnalisation au sein de l’esat qui fait apparaître un résultat paraissant contradictoire : plus l’esat est vécu comme un lieu professionnel ordinaire (droite du facteur), où un apprentissage du métier peut avoir lieu, moins la sortie est envisagée. Plus il y a du « professionnel », moins on trouve dans le discours un désir de partir. Cela nous paraît paradoxal car on pourrait imaginer que plus on acquiert des compétences professionnelles, plus on peut envisager un emploi dans d’autres structures, y compris en milieu ordinaire. Or ces résultats montrent l’inverse. Quand il n’est pas vécu comme lieu professionnel, celui qui y travaille se vit comme un usager d’une structure médico-sociale : ainsi, le quitter, c’est enfin accéder au « vrai » monde du travail.
44Le facteur 2 oppose la classe 5 aux classes 3, 4, 2 et 1. On pourrait le nommer : Intérêt que l’usager trouve à l’esat en tant que structure d’accueil permettant d’être pris en charge. Le discours tenu dans la classe 5 est celui d’un refus de cette structure stigmatisante. Pour les autres classes, l’intérêt trouvé est très différent pour chacune d’entre elles, mais réel :
- la classe 1 met en avant l’apprentissage d’un métier ;
- pour la classe 4, c’est l’accompagnement éducatif qui est prôné ;
- la classe 2 considère l’établissement comme une structure permettant d’obtenir une intégration professionnelle ;
- la classe 3 envisage l’esat comme une structure médico-sociale médiatrice permettant aux usagers s’obtenir une aide au quotidien et relais avant de la quitter.
Le facteur 3 oppose la classe 1 à la classe?2 notamment, il ressemble assez au facteur?2 mais c’est la manière dont l’usager perçoit l’esat dans un contexte de professionnalisation qui change. Là, il s’agit de l’intérêt que l’usager trouve à l’esat comme structure de professionnalisation.
45Dans le discours de la classe 1, l’esat favorise l’apprentissage d’un métier malgré les handicaps des personnes, alors que dans celui de la classe 2 nous recueillons la perception inverse : l’esat n’est en rien dans le choix et l’apprentissage de ce métier valorisé ; au contraire, il empêche la reconnaissance des « gens de métier ». Ce qui est souhaité, c’est le diplôme national qui permettrait enfin d’être reconnu professionnellement.